Wednesday, September 10, 2014

Mon grain de sel dans la théorie interprétative

Copyright © Françoise Herrmann

Mais de quoi vous mêlez-vous?
Pour une fois, exactement de ce qui me regarde … de mon quotidien !

Madame Lederer postule dans la théorie interprétative de la traduction trois phases : compréhension du message en langue d’arrivée, dé-verbalisation ou évanescence des sons du message, et ré-expression en langue d’arrivée. Je n’ai pas d’objection à ces explications du processus de traduction que j’admire et que je mets en pratique au quotidien. En outre, je suis tout à fait d’accord avec les objectifs de séparation des langues de départ et d’arrivée, afin d’éviter toute contamination ou interférence entre les deux langues.
  
Ce que je souhaite, c’est introduire une variable dite parasitaire (« spurious » en anglais), en occurrence l’inclusion de la notion de contact langagier dans la conceptualisation des langues et du discours en question. Un contact tant au départ du processus de traduction dans la langue d’arrivée, qu’à la sortie dans la langue cible, et qu’aucune dé-verbalisation ne saurait oblitérer ni rendre caduc à un moment donné, pour des raisons supplémentaires, principalement diachroniques, mais aussi socio-culturelles.

Je m’explique, schéma à l’appui !

La notion de contact langagier est empruntée à Weinreich (1967) dont l’œuvre est consacrée à l’étude et à la description des langues en contact, principalement aux frontières de la Suisse.  Son œuvre sert ainsi ultérieurement de fondation théorique  aux études d’autres langues hybridées, créoles et patois, dans d’autres contextes de contact langagier, historique, économique, voire naturel,  au sein d’une famille par exemple.

Le contact langagier tel que le décrit Weinreich se manifeste sous forme d’interférence à divers niveaux du langage: phonétique, syntactique,  sémantique et discursif et s’exprime selon divers modes de communication écrits et oraux/auditifs, en fonction de divers facteurs géographiques, économiques et sociaux. Weinreich  étudie et classifie ce contact, et en particulier, les interférences entre le « Schwyzertutsch » (Suisse allemand) dans le Romansch, et les phénomènes d’emprunt.

Importée en traduction, cette notion de contact langagier permet d’expliquer très facilement les questions «d’accent » sous forme de contact ou d’intersection des systèmes phonétiques de deux langues (par ex. «zees iz veree gude » en anglais avec un fort accent français, ou à l’inverse « say tray joe-lee » en français avec un fort accent anglosaxon). De même,  l’intersection entre deux langues au niveau syntactique donnera lieu tantôt à des anglicismes connus ou insidieux (Chansu, 1984, Delisle, 1998, Sénécal, 2001) ; tantôt à des emprunts très bien camouflés et intégrés. Par exemple, qui ne parle pas en français du week-end prochain, et des difficultés de parking ou des hotdogs dégustés au coin d’une rue de Manhattan; et à l’inverse en anglais, des pirouettes, des arabesques, de la crème fraiche, du brie et du camembert!  On serait bien en peine aujourd’hui de trouver des traductions  « pures » dans les langues d’accueil respectives (terme "pur" au sens que lui donne par ex. Alain Rey, 2007) .

Il en est aussi de cette façon au niveau sémantique. En période d’innovation comme celle de l’introduction de la toile - il y a maintenant déjà 20 ans -  ou aujourd’hui sous l’influence des medias mobiles telles que Facebook ou Twitter, il n’y a pas de conception véhiculée par les interfaces de ces nouveaux moyens de communication qui ne soit pas hybridée une fois lancée à l’échelle planétaire.  Dans un français le plus pur on parlera toujours de Facebook (avec ou sans contamination des systèmes phonétiques...) ou de Twitter et des tweetos du pape, par exemple ! Encore que le terme anglais « tweet », devenu « tweetos » en français s’est en plus intégré par le biais de la morphologie, puisqu’il se décline même à tous les temps et tous les modes!!

Ce que je souhaite donc ajouter à la théorie interprétative, c’est le contact langagier.  Les moments de la langue d’arrivée « contaminée » par l’innovation et des changements profonds – de société, de moyens de communication, et mode et vie etc… qui par la suite, par voie diachronique,  se « décontamineront », se sépareront peut-être ou retrouveront dans leur système langagier indépendant, leurs propres moyens d’expression.  

Par exemple, le terme « email »  a fait tout un chemin avant de se stabiliser sous la forme nouvelle de « courriel ». On a entendu « email » et « mail » pendant longtemps, et ensuite « mél. » comme « tél. » à la suggestion du Journal Officiel [JO 20-06-2003]­, mais seulement pour introduire une adresse « URL » et pas en référence substantive, alors que la foule utilisait volontiers « mèl » à valeur de substantif mais avec un accent dans l’autre sens …

Ce  que je souhaite donc ajouter à la théorie interprétative c’est un discours de départ en contact avec d’autres langues et réalités, et à l’arrivée aussi, et ceci, sans que la dé-verbalisation puisse y rémédier à un moment (diachronique) donné.  

Au début de l’Internet par exemple, le JO a publié les termes «brouter » et «butiner » pour signifier «surfer »…. Mais il semble qu’aucune dé-verbalisation n’a su changer la conceptualisation du « surf »,  et que ce sont bien les vagues et l’océan qui dominent l’imaginaire des Internautes à l’échelle planétaire, et non les scènes pastorales …! En 2014, l’Internaute français pourrait aussi suivre les recommandations du JO et parler  «acquaplancher »…,  mais apparemment,  la foule en a décidé autrement.

Il y a encore de nombreux détails dans ce supplément de la théorie interprétative, mais dans un billet technique on ne peut pas en dire beaucoup plus!

En situation idéale, quand on traduit, on sépare les langues en contact, mais parfois le contact est soit trop profond, soit trop jeune.

J’y reviendrai surement et surtout en matière, et à force, d’exemples tirés du langage médical.

Références
Chansu, M (1984) Calques et créations linguistique. META. 29(3).
Delisle, J. (1998) Les anglicismes insidieux. L’actualité terminologique, 30(3) 17.
Franceterme.fr  -  Un site du Ministère de la Culture et de la Communication.  
Lederer, M. (2014)  Qu’est-ce qu’ interpréter selon la théorie interprétative. EMCI-  European Masters in conference interpreting.  Distance Learning  Modules.
1.       Lederer, M.  Théorie interprétative – Ré-expression
2.       Lederer, M. Théorie interprétative- Déverbalisation
3.       Lederer, M. Théorie interprétative - Compréhension
-     Rey, A. (2007) L'amour du français: Contre les puristes et autres censeurs de la langue. Paris, France: Editions Denël
Sénécal, A. (2001) La dérive anglicisante du français technique, L’Actualité terminologique, 33(4) 18.  
Weinreich, U. (1967) Languages in contact: Findings and problems. With a preface by André Martinet. London, UK: Mouton & Co.


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